Svenja est née dans la caste des betas, de deux parents ultra humanistes employés par Dan Fooding.  Si ce n’était pour leurs vues politiques un peu trop souvent exprimées – on ne demande pas aux betas de penser – les Voigt seraient des citoyens modèles. Satisfaits de leur condition, consommateurs avides de divertissement et travailleurs consciencieux, ils tirent de la fierté dans leur statut d’éléments nécessaires à la survie de l’humanité. Travailler dans l’agro-alimentaire, c’est veiller à ce que la société soit stable et fonctionnelle. C’est une case par laquelle tous passent, même les Phylarques doivent manger, après tout. Ils n’ont aucune véritable ambition, si ce n’est d’élever leur fille pour qu’elle devienne elle aussi un maillon utile et sans tâche de la société.

Sans tâche, ça signifie aussi pour eux qu’elle est une humaine pure. Les Voigt regardent avec un dédain non voilé les citoyens augmentés, leurs implants cliquetant de-ci, de-là et  ne comptent dans leur cercle social aucun de ces demi-robots. Même la biotech ne trouve pas d’excuse à leurs yeux et dès sa plus tendre enfance, Svenja se voit inculquée ces valeur qui l’amusent. Elle est une humaine pure répète elle à l’école, ce qui ne manque jamais de faire froncer les sourcils de ses professeurs.

Pourtant, ce n’est pas par pure conviction que l’ultra-humanisme est la doctrine de la famille. Le médical coûte cher, et le dépistage génétique encore plus. Dès le début de la grossesse de Anna, les futurs parents se sont rapidement mis d’accord sur un suivi médical minimum, juste ce qu’il fallait pour ne pas se faire remarquer, et pour ne pas trop amocher leurs économies. Pour des beta, ils mènent une vie confortable à laquelle ils n’ont pas envie de renoncer. Alors, quand à l’aube de l’adolescence, Svenja commence à ignorer leurs injonctions ou réagit tardivement à leurs demandes, ils se rassurent en se convaincant que c’est simplement le début de la crise d’adolescence. Qu’elle teste les limites.

Le changement est progressif, si doux que même la jeune fille ne le remarque pas de prime abord. Ça commence avec les messes basses de ses camarades qu’elle a du mal à suivre, puis la télévision qu’elle veut toujours écouter plus fort. Au milieu du vacarme incessant qui règne dans les étages intermédiaires où ils vivent, l’apparition de sa surdité devient même une sorte de confort. Elle entend moins les disputes de ses voisins, et dort mieux depuis que le grondement éternel des industries ne viennent plus troubler ses rêves. Presque sans effort, elle apprend à connecter le mouvement des lèvres aux mots qu’elle entend encore, car c’est aussi plus agréable de ne pas toujours devoir tendre l’oreille et demander à ses interlocuteurs de répéter ou de parler plus fort. A l’école, elle se fait même un temps remarquer positivement ; car si les beta ne sont jamais destinés à de grandes études, il est évidemment que c’est à cause du manque d’intérêt scolaire qui est inscrit dans leurs gênes. Svenja pourtant ne lâche jamais ses professeurs du regard, semblant boire leurs paroles avec une passion inconnue jusqu’à lors.

Elle perd complètement l’audition à l’âge de 11 ans, sans que cela ne la gêne plus que cela. Depuis deux ans maintenant, elle a pris l’habitude de fonctionner différemment, mais ses parents commencent à avoir des doutes. Depuis plusieurs mois, ils lui mettent des embuscades, provoquent des bruits soudains et désagréables pour observer ses réactions et dans son dos, ils élaborent des stratégies pour que le handicap de leur fille ne soit jamais remarqué. Mais c’est peine perdue, et ils le savent bien. Son père commence alors à remettre en cause ses visions politiques et cède à la tentation du cyberhumanisme : si ils peuvent faire passer un implant auditif pour une augmentation quelconque, un filtre de bruit par exemple, peut-être peuvent ils encore éviter la sanction qui ne tardera pas à tomber. Sa mère s’y oppose avec la ferveur du désespoir et alors que leur couple se délite, ils finissent par être convoqués.

Tout va alors très vite. Il n’est pas difficile de remonter l’historique médical presque inexistant d’Anna et de découvrir qu’elle ne s’est pas soumise aux vérifications génétiques qu’on considère être le minimum sociétal. La surdité de Svenja aurait pu être découverte et l’enfant, avortée. C’est leur négligence  qui a mis au monde cet enfant horrible qui rappelle à la société que l’humain est toujours faillible. Les Voigt sont dégradés en gamma et c’est seulement contre la promesse d’une augmentation qui lui rende l’audition que son père parvient à obtenir la garde de la petite. Ecoeurée par tant de faiblesse d’âme de la part de son mari, Anna Voigt demande le divorce et ses raisons finissent de jeter l’opprobre sur la famille. Svenja ne verra plus jamais sa mère, considérée dès lors comme une allumée qu’on ne saurait laisser influencer une enfant déjà presque perdue avec ses visions délurées.

L’adolescence n’est pas une période facile, mais celle de Svenja démarra avec plus d’obstacles que la moyenne. Sortie avec brutalité de son cocon de naïveté, elle découvre avec douleur l’inconfort de la société quand on est un rebus, pour une erreur qu’elle n’a outre pas commise. La rancoeur grandit au fil des semaines, après chaque moquerie et chaque regard de dégoût quand les gens comprennent qu’elle est sourde. Avec ses derniers sous, son père finit par l’emmener dans une clinique clandestine où on lui a promis de pouvoir rendre l’audition à sa fille. Malheureusement, les appareils auditifs ne sont plus en vogue, et les rares modèles encore existants sont réservés aux alphas victimes de terribles accidents. Dans les bas-fonds, c’est pour se battre et survivre qu’on se fait charcuter par un faux médecin. Pas pour simplement entendre.

Les implants sont de mauvaises qualités, et les premières semaines sont un calvaire. Ils captent toutes les ondes, tous les programmes radios et télévisés des voisins, avec un volume toujours trop important qui manque de la faire basculer dans la folie. Elle dort à peine et les interventions successives pour tenter de faire fonctionner ses appareils finissent par causer des infections. Alors, c’est la fièvre qui la fait délirer. Il faut plus d’un an, et leur chute dans la misère économique complète même pour des gamma, avant que la situation ne se stabilise. Svenja porte toujours ses cheveux longs et lâchés, afin de cacher les cicatrices boursouflées qui jalonnent toujours ses oreilles et le bas de son cou.

Un an de calvaire ont néanmoins eu du bon. Isolée dans le cube qui lui sert de chambre, elle n’a eu d’autre occupation que de ronger sa rancoeur et la haine qu’elle voue désormais à sa mère. La souffrance l’a rendue opiniâtre et elle forge ses plans délirants pour conquérir la société et s’élever au-delà de ce que ses misérables parents ont jamais souhaité. A la moindre occasion, elle fuit l’appartement qu’elle ne partage plus qu’avec son père et quand un gang l’approche pour la recruter, elle ne doute pas une seconde.

Une petite servante sourde, c’est une situation presque inespérée pour un gang qui a toujours besoin de petites mains, mais bien trop paranoïaque pour faire confiance. La gamine va et vient au milieu des réunions de gangs concurrents, livre des paquets d’un coin à l’autre du quartier et se faufile partout là où son air d’ange un peu perdu, encadré par ses longs cheveux blonds lui confère l’apparence de l’innocence même. On finit même par dire d’elle qu’elle est simplette cette gamine qui ne parle jamais, et ne réagit à rien mais au fond d’elle-même, Svenja enregistre soigneusement toutes ces informations qu’elle glane sur les lèvres des adultes qui l’entoure, convaincue que tout cela lui servira un jour. Dans un monde où le handicap a disparu, nul ne songe plus à lui demander de tourner le dos quand elle attend dans un coin qu’on ait besoin d’elle.

Ce petit manège continue jusqu’à ce qu’elle termine le collège sans accroc ni brio, et qu’elle intègre  le groupe ACS comme magasinière. Au milieu du vrombissement des drônes, la société s’est évidemment dit que ce serait au moins une employée qui ne se plaindrait pas du mal de crâne dû au bruit. Et en effet, Svenja ne se plaint pas. Plongée dans l’industrie, au contact des pauvres hères qui font le même boulot épuisant depuis trente ans, la rancoeur et l’ambition renaissent. Si les gans lui ont permis de se faire un peu d’argent et d’améliorer discrètement leur mode de vie, il est devenu clair que si elle veut un jour pouvoir manger à sa faim, dormir paisiblement et jouir de tout ce que Pax Europa a à offrir, ce n’est pas la criminalité qui l’aidera. Alors elle commence à s’écarter des gangs – qu’elle fréquente toujours à l’occasion, car ils ont la mémoire longue – et s’investit avec la rage de la détermination dans son travail.

Les années passent, et elle se fait remarquer pour sa rigueur. Elle est fréquemment mutée dans des jobs plus techniques, plus fins, dans des sections où on manipule des objets trop délicats pour être confiés aux machines. Si elle avait été beta, elle aurait même sans doute été plusieurs fois promue chef d’équipe mais ce n’est pas un avantage qu’on céderait à une gamma, toute efficace soit-elle. Peu importe cependant, Svenja sait que son objectif se trouve à la fin d’un marathon, et pas d’un sprint. Elle attend patiemment la porte ouverte qui lui permettra de jouer son grand coup et de faire le bond dans la société qu’elle mérite.

En attendant, elle place ses pions, avec plus de finesse et d’intelligence que ce qu’on attend dans sa caste. Des années à observer et épier des conversations qui ne la regardent pas lui ont affûté l’esprit et donné accès à des informations qu’on n’aurait jamais osé évoquer devant elle si on avait songé qu’elle n’était pas dépendante de son ouïe défaillante. C’est grâce à ces acrobaties d’esprit qu’elle parvint à convaincre un alpha qui supervise son équipe de travail de l’accompagner dans un pari, qu’elle gagna. Son prix ? Ses cours de lycée. Ca l’a fait beaucoup rire, l’alpha, et c’est avec un dédain amusé qu’il a accédé à sa demande. Une gamma n’y comprendrais jamais rien de toute façon, surtout pas à ses cours de physique et de math avancés. Svenja est cependant toute aussi passionnée qu’elle est assidue, et s’il lui a fallu plus longtemps pour s’instruire seule qu si elle avait elle-même fréquenté l’école, ces outils pédagogiques ont éclairé et élargi sa vision du monde. Elle est ainsi bien plus instruite que la moyenne, même si elle se garde bien d’en faire l’étalage. La vengeance est un plat qui se mange froid, et il ne faudrait pas abattre ses cartes trop tôt, devant la personne qui prendrait ses efforts pour une tentative de remise en cause de la société. Car Svenja n’est ni revendicatrice, ni révolutionnaire. Elle embrasse le dogme de la Voix avec tout son être et jamais elle ne remettrait le bien fondé de la société en cause – ses parents en sont la preuve, la plupart des gens sont trop égoïstes pour prendre une part active à une communauté stable. N’empêche que elle, ça ne la satisfait pas. Elle sait que là-haut, dans les beaux étages, il y a un gâteau savoureux et une part est réservée à son nom.