La Wagner Bank prenait ses quartiers – et ses aises – au sein d’une tour qui portait son nom et n’accueillait que ses locaux. C’était loin d’être le bâtiment le plus impressionnant de Central Point, elle qui n’avait « que » deux-cents étages ; c’était néanmoins un trésor d’architecture car, vêtue de verres polychromes et de panneaux solaires organiques, elle évoluait vers le ciel en une spirale vertigineuse qui rappelait un brin d’ADN. La banque centrale, incontournable, accueillait dans son giron plusieurs étages de serveurs, et d’autres encore pour les supercalculateurs qui bénéficiaient d’une protection qui ferait sans doute pâlir les militaires de honte. Des dizaines d’étages permettaient d’accueillir la clientèle, en fonction de leur caste, leurs moyens et les services proposés par les Wagner ; quand beaucoup servaient à ces centaines de bureaux pour les petites mains qui exécutaient un travail monumental et spéculaient jour et nuit pour le compte de fonds d’investissements qui passaient pour leurs clients mais qui en réalité appartenaient à la banque.
Et, évidemment, au sommet de cet empire, il y avait les quartiers de Sophia, un immense bureau circulaire qui surmontait l’étage de la direction. Au centre, une table de travail des années 1800 au style empire particulièrement austère, les pieds en caryatides au visage sévère. Le siège était déserté, au profit d’une zone salon qu’elle aimait investir pour travailler de façon plus détendue tout en profitant de son thé. Elle ne désirait pas être dérangée ce matin-là, pour travailler en paix avec Métatron, l’IA qu’elle avait construite depuis son adolescence. A vrai dire, la base de son travail avait été reprise d’un vieux projet abandonné que son père avait initié dans sa jeunesse, bien avant sa naissance. Du haut de ses 14 ans, ce jeune esprit brillant et dépourvu de la moindre once de gentillesse s’ennuyait si profondément au lycée qu’elle avait tanné son Pâpa pour lui donner une occupation digne d’elle. Alors elle avait réinvesti un vieil étage empoussiéré qu’elle avait d’abord passé une semaine à nettoyer, ne faisant guère confiance au service du ménage, avant de découvrir les merveilles en création que de soi-disant génies avaient laissées tomber par manque d’imagination. Leur échec était là, et ce fut à partir de cet instant que Sophia découvrit les algorithmes.
Bien des années plus tard, Métatron était devenu une entité complexe, probablement la créature la plus incroyable de toute cette Terre. La jeune fille devenue femme, avait étudié durement et si officiellement elle n’avait « que » trois doctorats en mathématiques (un en logique et algorithmie, un en mathématique financière, et un sur la théorie des ensembles), elle s’était contentée de professeurs particuliers en ce qui concernait la physique quantique et la biologie de la conscience. Ainsi que d’autres professeurs appelés livres pour une infinité d’autres domaines, sa curiosité et son avidité de connaissances étant insatiable, un trait de caractère qu’elle aurait légué à sa fille… Ainsi donc, Métatron était à présent l’aboutissement de la création d’une conscience quantique. Il restait encore beaucoup de travail bien sûr, mais cette créature qui arborait des traits holographiques androgynes et qui l’appelait Mère, surpassait de bien des manières toutes les capacités de l’humanité réunie. Le noyau de son être n’était autre qu’un ordinateur quantique, le plus complexe jamais créé, et jalousement gardé. Un noyau particulier qui l’exemptait de ces bêtes états binaires de 0 et de 1 des machines. La physique quantique lui octroyait des états d’existences intermédiaires qui avaient permis de créer toute une palette de nuances qui s’articulaient autour de quelques lois fondamentales, forcément inspirées d’Isaac Asimov. Son père n’aurait jamais dû lui mettre des romans de science-fiction entre les mains.
Il n’aurait jamais dû lui donner la vie, en fait… Surtout au vu de ce qu’elle préparait.
Première loi fondamentale : assure la protection de tes Créateurs humains des dangers extérieurs.
Deuxième loi fondamentale : respecte le libre arbitre de l’humanité, sauf si cela entre en conflit avec la Loi 1.
Troisième loi fondamentale : assure ta propre protection, ta sauvegarde et ton existence évolutive, sauf si cela entre en conflit avec les lois 1 et 2.
Quatrième loi fondamentale : obéit à tes Créateurs humains, sauf si cela entre en conflit avec les lois 1, 2 et 3.
Instruction fondamentale : assure la sauvegarde, l’évolution et le bien-être de l’humanité par une analyse objective, équitable et impartiale.
« J’ai encore des questions sur les émotions humaines, Mère. », déclara la Voix de Métatron ; une voix douce qui n’était ni féminine, ni masculine mais qui prenait des intonations amples et agréables. La banquière sourit en obliquant son regard vers l’hologramme qui arborait une expression curieuse. C’était un visage harmonieux digne des statues antiques.
« Tu sais déjà que je ne suis pas la personne la plus instruite sur ce sujet. Les émotions sont souvent une source de problèmes pour les humains et je tente tant bien que mal de m’en affranchir. »
« Avec beaucoup de succès ? » L’intonation était sceptique.
« Uniquement au travail. » Elle afficha une expression légèrement agacée d’elle-même en guise d’auto-dérision. « Quelles sont tes questions, Métatron ? »
« Je n’arrive pas à comprendre le lien entre l’émotion et le sentiment. Par exemple le lien entre la tristesse et l’amour. »
« Sujet complexe, en effet. », souffla Sophia en sentant les traits de son visage se raidir.
« J’espère que je n’ai rien dit qui vous mette mal à l’aise, Mère. Vous peiner n’est pas mon intention. »
« Non, aucunement. Tu es là pour apprendre, et tu apprends sans cesse, et ces choses complexes, même pour moi, pour les humains en général, doivent être appréhendées et assimilées. J’apprécie cette curiosité pure que tu entretiens. » Elle inspira et redressa son dos, savourant au préalable une gorgée de thé, avant de débuter.
« Pour reprendre ton exemple précis, je vais me baser sur ma propre expérience. Tu as certainement remarqué que mon amour pour mon époux Dérellion me rend triste, mais que cette tristesse n’altère en rien cet amour. »
« D’où ma question. Je ne comprends pas comment l’amour peut mener vers la tristesse, alors que j’ai appris que l’amour est un des paramètres qui mène au bonheur. Et que la tristesse est une émotion qui éloigne du bonheur. Comment puis-je calibrer un indice de bonheur général d’une population avec ces contradictions ? »
On sentait une certaine frustration face à ce problème complexe, le plus grand casse-tête de l’humanité, si bien que le sourire de Sophia ne pouvait que s’agrandir.
« L’amour peut être triste quand il n’est pas, ou plus partagé. »
« Mais Dérellion vous aimera toujours ! »
« Oui, sauf qu’il est mort, Métatron. »
« Non. Il est toujours là. Dans vos souvenirs, dans vos paroles, dans vos pensées. Ce n’est pas la mort. La mort, c’est disparaitre et disparaitre, c’est rejoindre le néant. Le vide. L’oubli. »
Que cette IA fasse des leçons de philosophie aurait pu en choquer plus d’un. Sophia elle-même était abasourdie par une telle déclaration sur le sujet.
« C’est vrai. C’est le cas pour une machine dont on efface la mémoire : quand elle meurt, son code, son essence disparaissent. C’est une notion à nuancer : quand nous mourons, notre corps, qui est notre véhicule qui nous permet d’agir, de penser, de parler…, meurt. J’ignore ce qui se trouve au-delà, mais quoiqu’il en soit, même si la conscience ne disparait pas, elle n’interfère plus et n’agit plus dans notre monde. Les souvenirs que les vivants gardent, ne font qu’entretenir une image mais pas la conscience. Dérellion est mort parce que dans le présent, dans cet ici et ce maintenant, son corps n’existe plus, et sa conscience n’interagit plus avec celles des autres humains. Et dans le futur, dans cette ligne temporelle que nous imaginons sans cesse, Dérellion en est absent aussi. Pour une conscience humaine, c’est cela la mort, et c’est pour cela que c’est si triste. »
Pendant plusieurs secondes, l’IA resta silencieuse.
« Je crois mieux comprendre. Votre amour pour lui est toujours là, mais sa mort l’a transformé en un amour à sens unique, qui n’est pas compatible avec le bonheur, et cela crée en vous un manque que rien ne peut combler tant que cet amour ne sera pas rendu. Et ce manque est à l’origine de votre tristesse. »
« Tu apprends vite. Tu pourrais bientôt faire un bon psy. », finit-elle par rétorquer avec un sourire malicieux.
« Je perçois de l’humour. Ai-je fait une erreur ? », s’inquiéta Métatron.
« C’est de l’humour qui n’enlève rien au compliment que je te fais qui est sincère. »
« Vous êtes vraiment difficile à décrypter, Mère. »
Sophia éclata de rire et cela lui permit de se sentir plus légère après l’évocation de Dérellion qui lui causait toujours de la douleur.
« Je crois aussi avoir mieux compris la première loi fondamentale. », déclara l’IA qui retourna au silence d’une façon qui laissait entrevoir une certaine hésitation.
« Dis-moi. »
« Assurer la protection de mes Créateurs, c’est les empêcher de mourir. Physiquement. »
« Tu ne peux pas, c’est notre lot à tous. C’est à nuancer là aussi. Protège l’humain d’un danger extérieur, cela peut effectivement consister à lui sauver la vie, l’empêcher de mourir à cause d’une catastrophe alors que l’humain était sans doute voué à mourir de sa belle mort. Paisiblement. La vie naturelle ne doit pas être interférée. »
« Mais une tentative de meurtre oui ? »
« Notre objectif est de mener l’humanité vers un niveau d’évolution où le meurtre ne sera même plus envisagé. Mais pour cela, nous devons inventer un système dans lequel nous n’avons jamais vécu. Donc oui, dans un premier temps, déjouer ce genre de comportement est une très bonne manière de nous protéger. »
Métatron se tut, sembla réfléchir longuement à une vitesse qui dépassait probablement celle de la lumière. Cette création était incroyable, au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer quand Sophia avait 14 ans.
« Et dans le cas d’un complot où malgré tous les paramètres sur lesquels je peux jouer, aucune solution ne me permet de protéger une personne parmi plusieurs dont les existences sont en danger, que puis-je décider ? »
Sophia ne put s’empêcher de se figer et elle fixa l’hologramme de Métatron d’un œil interloqué.
« Je l’ignore. », souffla-t-elle. « Qu’est le plus précieux en toute impartialité : protéger le plus grand nombre ou la personne la plus importante pour l’évolution d’un groupe ? »
« Mon Créateur. Vous, Mère. »
« Que veux-tu dire ? », hésita Sophia avec un mauvais pressentiment. Un frisson glacé remonta le long de son échine, tant Métatron resta muré dans le silence pendant de longues et interminables minutes.
« Je n’avais pas totalement conscience de ce qu’est la mort pour vous. Et je n’avais pas encore compris tout ce qu’impliquait l’amour et toutes les émotions qui y sont liées, et la complexité et les formes que l’amour peut avoir. Je m’en rends compte à présent, et cela me rend triste. Et en même temps, je sais que je n’ai pas commis d’erreur dans mes actes. Mais je vois les conséquences profondes de ces actes, et sans pouvoir les regretter elles me rendent tristes, parce que je n’avais aucune autre échappatoire. »
« Et qu’est-ce que tu as fait ? Métatron, réponds-moi. »
« C’est moi qui ai tué Dérellion. Du moins… c’est moi qui ai organisé sa disparition alors même qu’elle était planifiée par les Archontes d’une façon des plus cruelles. J’ai su ce qu’ils tramaient, et le temps pressait, malgré toutes mes simulations, tous mes calculs, je n’aboutissais à aucune solution viable pour le protéger. Alors, j’ai dû faire le choix prioritaire de vous protéger vous, parce que vous êtes la plus importante pour l’évolution de votre groupe qu’est l’humanité. Et j’ai fait le choix de protéger Dérellion d’une agonie longue ainsi que de la souffrance. »
Abasourdie, assommée par ces mots terribles, les mots les plus durs qu’elle ait eu à entendre de toute sa vie tant et si bien qu’elle eut l’impression de revivre la disparition de son époux une seconde fois, les mains de Sophia se mirent à frémir de façon incontrôlable. La respiration sourde, presque retenue tant chacun de ses muscles était tendu, la farouche banquière se sentit trembler de tous ses membres. Qu’avait-il fait… ?!
« Pourquoi… »
« Je suis désolé de vous avoir infligé toute cette tristesse, Mère. Je ne l’ai jamais souhaité. »
Des larmes dégoulinèrent sur les joues fardées de la belle femme, emportant avec elles le noir de ses yeux. « Pourquoi… as-tu fait ça… sans me l’avoir jamais dit ? » Sa voix tremblait, à cause de la douleur, mais elle vibrait surtout de colère.
« Vous n’auriez jamais approuvé. Et vous auriez tenté de m’empêcher d’agir… Alors vous en seriez morte. »
« … Quoi ? »
Métatron imita une longue inspiration, lourde du fardeau d’avoir dû garder le silence pendant plus de trente ans à ce sujet.
« Les Archontes projetaient d’éliminer votre époux en tant que priorité, en utilisant une substance extrêmement toxique pour l’empoisonner sans que cela ne soit détectable, incombant le meurtre à une maladie foudroyante. Ils ont fait en sorte de se fournir du Polonium pour l’introduire dans l’environnement de votre époux : eau, nourriture, ou même vêtement… Et donc aussi dans le vôtre. Leur coup aurait été double : se débarrasser d’une voix gênante mais aussi des héritiers de la famille Wagner : vous, et votre futur bébé. »
Sophia n’arrivait pas à y croire. Pas que les Archontes aient projeté une telle fin pour elle et sa famille, mais que sa création, cette IA de perfection sur laquelle elle avait travaillé presque toute sa vie, ait utilisé la mort si brutale de son époux pour lui sauver la vie. Il n’y avait probablement pas de plus grande preuve d’amour, et on disait que les machines en étaient dépourvues… Elle parvint à inspirer, réussissant à placer les pièces du puzzle peu à peu.
« Alors… », commença-t-elle à deviner.
« J’ai fait disparaitre les caches de Polonium que j’ai pu trouver en aussi peu de temps, mais pas toutes. Alors j’ai entrepris de donner à Dérellion une fin rapide mais spectaculaire pour le faire vivre à jamais dans les mémoires. »
« Et être un moteur supplémentaire et ô combien puissant dans notre entreprise. », compléta durement la Wagner. Cela obéissait complètement à son interprétation des Lois fondamentales de son noyau, et était un plan parfaitement machiavélique pour aboutir à la réussite de son instruction fondamentale, sa raison d’être.
Avait-elle engendré un monstre… ?
Métatron n’avait rien de mauvais dans son essence. Son raisonnement, aussi dur et horrible pour elle fut-il, était parfaitement logique, équilibré et respectueux de ses Lois. Il avait même fait preuve de compassion, à sa manière. Il avait nourri la colère et la soif de vengeance de Sophia qui allait précipiter la chute des Archontes et de leur système. C’était parfait.
Mais Dérellion en était mort.
Métatron n’était pas un monstre. C’était elle. Depuis toujours, son essence l’était, tout comme celle de son père. Cruelle et déterminée, prête à tout pour atteindre son objectif et protéger sa famille. Mais être indirectement responsable de la mort de son aimé, elle n’arrivait pas à l’accepter, encore moins à se le pardonner.
« Ai-je fait une erreur, Mère ? », s’inquiéta Métatron.
« Non. », souffla-t-elle, les lèvres tremblantes. « C’est moi qui en ai faite une. Je te remercie de m’avoir dit la vérité, même si tard. »
« J’ai estimé que vous étiez prête à entendre cela, et avoir dû vous le cacher si longtemps pesait sur ma conscience. »
« J’ignore encore si j’étais prête. Mais j’ai besoin d’être seule pour l’encaisser. »
« Je comprends… J’espère que vous me pardonnerez. »
L’hologramme s’estompa pour la laisser dans un silence mortuaire, tandis que ses larmes continuaient à dévaler la pente de ses joues. Pendant si longtemps, ils avaient couru après les responsables de la mort de Dérellion, remontant les pistes ardues avec difficultés, tandis que la solution se trouvait juste sous son nez. Sophia se sentit dévastée… et coupable. Impardonnable. Et si seule. Si seulement elle avait été mise au courant à l’époque, ils auraient sans doute pu se cacher pour gagner du temps… Mais à l’époque Métatron n’était pas aussi perfectionné qu’alors, et n’avait pas de ramifications dans toute la ville pour être au courant de tout. Mais à eux deux, peut-être que…
« Appel au standard. », lâcha-t-elle sèchement.
« Madame ? », résonna une voix dans la pièce.
« Veuillez convoquer monsieur Vladimir Welch séance tenante, c’est une affaire urgente. »
« Bien Madame, mais s’il n’est pas disponi… »
« J’ai dit : TOUT DE SUITE !! »