histoire
⬡ Les parents de Tatsuo étaient des citoyens bêta qui, pour donner le plus de chances d'avenir à leur enfant à naitre, se sont endettés auprès de leur diaspora (et accessoirement les yakusas derrière) afin de lui donner les améliorations génétiques nécessaires à cela. Il ne fut donc guère étonnant que bien vite, le jeune garçon développa de grandes facilités pour les maths et l'algorithmique et qu'au vu de ses très bons résultats scolaires dans ces matières, il aurait l'occasion de faire des études et poursuivre dans la voie de l'informatique. Travailler dur était une valeur très importantes pour les Saito, c'était à leurs yeux le seul moyen de réussir sa vie.
⬡ En dehors de l'école obligatoire, Tatsuo fréquenta aussi les enseignements de sa diaspora locale, notamment les enseignements sportifs. Un esprit sain dans un corps sain, dit-on. Il apprit aussi sa langue et les principaux thèmes de la philosophie asiatique. Bref, rien de bien original jusque-là ; à la sortie du lycée et après avoir cravaché dur dans les matières autres que scientifiques, il décrocha une bourse pour entrer à l'université. De consciencieux, il devint geek. La programmation, l'informatique, il y avait toujours eu quelque chose de terriblement attirant dans ces écrans, ces chiffres, ces codes, la possibilité d'automatiser tous ces trucs chiants qui s'appellent les devoirs... Oui pendant cette période très instructive en dehors des cours, l'étudiant modèle fut davantage un geek retranché derrière quatre écrans, petit pirate à ses heures perdues et assez malin pour ne pas se faire prendre. Aussi bizarrement qu'il n'y paraisse, ce fut grâce à cela aussi qu'il rencontra Janya, une étudiante alpha aussi geek que drôle et rêveuse, et qui voulait travailler dans le jeu vidéo. Les années les rendirent inséparables et ils se marièrent quelques mois après avoir trouvé un boulot. Quoiqu'il en soit, il eut son diplôme d'ingénieur haut la main et continua en doctorat, avec l'entreprise Huang Industry, dans le domaine des systèmes embarqués.
⬡ Les accidents du travail arrivent plus fréquemment qu'on le pense. Ce fut ce qui arriva au jeune homme qui travaillait dans l'expérimentation d'un système embarqué en partenariat avec une entreprise de drones. On ne sut pas ce qui avait foiré pour provoquer la mise en marche de l'appareil. Quoiqu'il en soit, il y avait sa main dans la trajectoire des pales. La cybernétique pouvait faire des merveilles, mais l'impression de ne plus être entier était là, bien vivace... et les douleurs fantômes aussi.
⬡ Après quelques années chez Huang, il eut une belle proposition chez Pythagore. Il administrait les réseaux de la gigapole. Concrètement, il s'occupait de faire fonctionner les communications sur le Net, les télécoms, les systèmes automatisés reliés au Net, bref une sacrée platrée de bazar informatique. Ce n'était pas de la recherche, c'était même un peu peinard si bien qu'il pouvait farfouiller sur ses horaires de bureau, mais c'était la promotion qui leur avait permis, à Janya et lui, de se prendre un logement plus spacieux pour accueillir dignement leur petite fille à venir, Akemi. Ils étaient encore jeunes et avaient bien réussi leur vie, et ils allaient être parents. C'était un bonheur authentique qu'une pilule ne pouvait pas imiter. Une bulle de rêve avant le cauchemar.
⬡ L'ennui au boulot aidant, Tatsuo avait envie de faire quelque chose d'utile. Alors il se mit en tête d'optimiser la gestion du réseau, avec des algorithmes plus sécurisés et des protocoles plus fiables donc plus rapides. Il arriva bien à quelque chose mais en étudiant les programmes déjà existants pour faire tourner cette machine pharaonique, il mit le doigt sur quelque chose d'assez gros pour ébranler ses convictions et percer sa petite bulle d'individu bien à l'aise dans ses baskets. Il savait très bien que les données trainant sur le Net, toutes ces infos qui vous personnalisent en achetant quelque chose, en lisant un article ou en tapant une recherche étaient des méta-données revendues ensuite. Jusque-là rien de nouveau, ni d'inquiétant. Cela le devint un poil plus, quand il comprit que ça concernait tout autant la vie privée, les données stockées dans ses appareils ou dans le cloud, et même pire encore, que cela touchait à l'ADN de chaque citoyen, comme si une copie de tous les génomes se trouvait quelque part sur un serveur. Pour en faire quoi ? Telle était la question, et pour être honnête, il n'avait pas envie de connaître la réponse. Même si son imagination travailla malgré lui. Cela lui donna un tel vertige et fit naitre en lui une telle méfiance, qu'il était incapable de décider quoi faire. Et il n'en parla jamais à quiconque.
⬡ Ces découvertes le rendirent mal à l'aise, et même malheureux, voire paranoïaque par instants. Il ne voulait pas de la pilule du bonheur, parce que ça l'empêchait de réfléchir. Après tant d'années, il rendit visite à la diaspora de son enfance. Il eut l'intuition que là-bas se trouverait peut être une réponse, un but à suivre. Ce ne fut pas le cas, pas tout de suite. Mais retrouver la discipline des arts martiaux avait au moins le mérite de lui offrir un court moment de sérénité, et un peu de confiance au milieu de cet océan confus. Peut-être que cela lui sauva la vie, dans le présent et dans le futur qui allait se dérouler.
⬡ Tout bascula il y a vingt ans. Janya était allée rendre visite chez ses parents, suite à un petit souci de santé, en laissant leur fille de six ans avec Tatsuo. Elle devait être rentrée au soir. Sauf qu'elle ne reparut jamais. Alors qu'il se faisait un sang d'encre pendant la nuit, un reçut un appel d'un hôpital du secteur voisin. Janya avait été agressée par un type à la sortie du métro, réussissant à se fondre dans la foule après lui avoir arraché son implant d'identification - sûrement pour accéder à ses comptes bancaires. Les urgences étaient intervenues mais il était déjà trop tard. Akemi devenait orpheline. Et, d'une certaine façon, Tatsuo aussi. Son chagrin le dévasta, son être entier fut balayé jusqu'à ses fondations. C'était comme si on lui avait arraché une moitié de lui, et l'autre moitié, celle qui restait, était celle d'une petite fille tout aussi inconsolable que lui. Il n'y avait plus que du vide, plus d'avenir, ni de présent, seulement le néant. Il resta ainsi pendant des semaines, seul, un fantôme plus pâle que la mort.
⬡ Ce fut son maître d'armes qui le sortit de sa torpeur. Il l'obligea à bouger, même si son esprit n'était pas là, même s'il n'avait envie de rien. Il lui enseigna à agir même quand tout semblait trop difficile à surmonter. Une idée s'immisça dans son esprit, fourbe et de plus en plus puissante. Il pouvait agir. Il en avait les moyens, avec ce qu'il avait découvert à Pythagore. Il lui suffisait juste de retrouver toutes les données émises sur le lieu où elle était morte, au moment de l'agression. Et surtout, retrouver tous les signaux de l'implant de son épouse, après que... Il retrouva la trace de celui qu'il supposa être son agresseur. Il pouvait agir. Il hésita longtemps, mais un soir, il déposa sa fille chez ses parents pour ses vacances et prétexta qu'il avait beaucoup de travail en ce moment. Il leur confia son double des clés de son appartement si la petite avait oublié quelque chose et attendit qu'ils s'occupent à autre chose pour s'emparer du sabre traditionnel qui trônait sur un mur du salon. Et il fit ce qu'il avait à faire.
⬡ Jusqu'à reparaître, blême et les mains pleines de sang, chez son maître d'armes. C'était comme si la réalité surréaliste n'était plus ce qu'elle était. En réalité, il était juste terrorisé par ce qu'il avait fait. Il avait voulu réclamer justice, et se venger ne lui avait rien apporté de bon, seulement de la culpabilité en plus. Il venait de foutre sa vie en l'air et celle de sa fille avec. Il serait forcément recherché à un moment. La panique l'empêchait de réfléchir. Alors le vieux sage l'emmena avec lui jusqu'au ghetto, entreprit de lui faire retrouver ses esprits et lui expliqua que son geste n'avait été ni bon ni mauvais. C'était un choix, terrible et dont il fallait assumer les conséquences, et en cela il était possible de se racheter. Et que le Takahashi-Gumi pouvait l'aider.
⬡ Une nouvelle vie, rude, difficile, sans pitié. Tatsuo regretta souvent au début, mais il n'avait pas le choix, c'était ça ou affronter la justice de Pax alors qu'il n'avait fait que son travail à sa place. Vingt ans plus tard, l'homme avait changé en bien des choses. D'autres vies, il en ôta, jamais avec plaisir, pour se défendre ou défendre autrui. Il apprit beaucoup, subit des coups et en rendit. L'existence de yakusa n'était pas facile mais il finit par trouver le moyen de la transformer en seconde chance, en une métamorphose, en commençant par observer strictement le code d'honneur de cette nouvelle famille, puis en cherchant la rédemption dans la voie du guerrier. Les années passant, ses réflexions le menèrent au rejet non pas de la technologie en général, mais de la technologie intrusive, tous ces appareils qui contribuent soit-disant à vous simplifier la vie mais qui en fait vous aveuglent et vous rendent stupides et déconnectés de la réalité. Bien des fois il fut tenté de se débarrasser de sa prothèse de main, et à chaque fois il changea d'avis. Cette main pouvait servir à creuser le sol et à enseigner aux jeunes pousses de l'humanité.